Comment « se décentrer » et questionner ses clients sans juger ?

Questionner l’autre et mettre un pied dans son univers est un exercice peu évident mais qui peut offrir de nombreuses opportunités de changement, de renouveau, de progrès. C’est ce que nous explique plus en détails l’anthropologue Elodie Perreau dans cet article, destiné à faire la lumière sur la démarche de « décentrage » en entreprise. L’experte nous y livre sa vision, ses méthodes (pour grandes et petites structures) et les challenges qu’elle rencontre.

Pour une entreprise, que signifie le fait de « se décentrer » ?

Se décentrer, c’est changer de point de vue, c’est aller voir ce qui se passe ailleurs. Changer de point de vue, c’est mettre sa casquette d’explorateur, aller observer, questionner, faire preuve de curiosité. À l’échelle d’une entreprise, une façon efficace de se décentrer est d’aller explorer son marché, c’est-à-dire questionner et observer les clients (particuliers ou entreprises) pour comprendre leurs besoins et les usages qu’ils font d’un produit ou d’un service. Le deuxième procédé consiste à explorer au sein de l’entreprise les différents groupes qui la composent pour comprendre le métier et les contraintes de chacun. L’exploration, externe ou interne, est un état d’esprit que l’entreprise peut choisir d’adopter. Le faire, c’est s’autoriser à sortir de son quotidien, de ce qui paraît tellement évident. Cela induit souvent des changements profonds qui touchent aux racines même d’une organisation : sa culture. L’ancrage dans des certitudes mène souvent à l’enfermement. A contrario, la curiosité de l’Autre qu’en Sciences humaines on appelle l’Altérité permet de gagner en ouverture, en qualité relationnelle en capacité d’ajustement, donc en agilité. Mais pour le coup, sortir de l’évidence n’est pas du tout évident…

Quelle démarche entreprends-tu pour aider les organisations à se décentrer ?

Pour commencer, je forme les personnes à aller écouter, questionner, reformuler. Je leur apprends en quelque sorte à écouter de façon active et, à la manière d’un ethnologue, à clarifier les généralités qui laissent entendre que « tout le monde fait comme ça ». Je les encourage à se demander qui est ce « tout le monde » et dans quelles circonstances précises ces « généralités » ont lieu.

En effet, quand une personne nous présente sa problématique, la tentation est grande de lui proposer des solutions avant même d’explorer la dite problématique, de comprendre son point de vue et ses contraintes. J’organise alors des jeux de rôles lors desquels les personnes que je forme s’entraînent à questionner et à aller outre les évidences et leurs préjugés. Il est par exemple un excellent exercice de mettre les personnes que l’on forme face à une situation socialement transgressive. Je pense au temps que nos adolescents passent devant des écrans, qui crispe tant au sein des familles et qui fait débat en société. Ou encore à l’un de mes voisins que j’appelle « le veilleur de l’immeuble » car sa télé est allumée h24. Passer sa vie devant la télé n’est pas valorisé par la société de manière générale et pourtant, c’est bien le quotidien de certaines personnes. Autre exemple : les excès de vitesse. Ce n’est pas vu comme correct mais certaines personnes le font… L’exemple typique que l’on rencontre en entreprise, c’est « l’utilisateur idiot qui n’a pas compris comment utiliser notre produit » ou « le salarié qui n’a rien compris aux changements effectués par l’entreprise ». Ce qu’il faut comprendre de ces quelques cas de figures, c’est que lorsque l’autre paraît « idiot » ou même irrationnel, il peut être intéressant d’aller explorer son univers et le questionner de manière objective pour connaître son histoire, sa vision des choses, le sens de ses actions.

J’avais par exemple proposé dans une entreprise souhaitant se digitaliser davantage une exploration ethnographique croisée des personnes qui étaient hyper digitalisés et de celles qui n’utilisaient que peu ces techniques. Je poussais les premiers à entrer dans l’univers de ceux qui n’utilisaient pas vraiment les outils numériques et inversement. Comment chacun utilise le Digital, ou le remplace. Quels outils ? Combien de fois par semaine ? À quelle occasion ? Avec qui, etc. Se décentrer, c’est aussi ça.

J’ai par exemple formé des ingénieurs à questionner leurs clients sans juger, ce qui a permis une vraie prise de conscience pour eux : « finalement, nos outils ne sont peut-être pas utiles aux personnes à qui on les transmets, peut-être qu’ils n’en ont pas besoin, peut-être l’utilisent-ils autrement, peut-être qu’on ne les connait pas aussi bien que l’on pensait… ». Comprendre le client et ses contraintes, et donc aller à sa rencontre, est primordial si l’on veut lui fournir un produit ou un service pertinent. A-t-il tout le système d’objets lui permettant d’utiliser notre produit ? A-t-il les moyens et le temps de l’utiliser ? Notre solution risque-t-elle de « mettre en danger » son travail ? Son identité ?

Pour revenir à ce que signifie « se décentrer », j’avais proposé à ces ingénieurs un schéma regroupant les différents filtres de communication. Certains sont sensibles au son, voient, entendent, etc. plus ou moins. C’est le premier filtre de communication. Puis il y a le filtre de l’éducation ainsi que celui de l’expérience, qui correspond au vécu. Quand on fait face à ce schéma, on se dit que c’est incroyable qu’on arrive à communiquer malgré tous ces filtres, qui font de nous des êtres complètements différents ! Si on arrive à établir un lien en allant à la rencontre de l’autre, en se questionnant soi-même et en questionnant l’autre, on peut commencer à discuter, à s’ajuster.

Arriver dans un groupe et les forcer à questionner, observer autrement doit sûrement entraîner quelques challenges pour toi…

Ça demande clairement de l’entrainement. Dès le démarrage, selon ce qu’une personne a vécu, selon ses filtres, elle n’appréhendera pas une situation de la même façon que son voisin. Chacun fait spontanément des catégories dans lesquelles il classe les autres. L’expérience et la culture que nous possédons vont automatiquement filtrer notre réalité, filtrer les événements qui vont se passer. Cela relève en fait de la survie, du réflexe et nous permet, au regard de nos croyances, de juger si nous sommes en danger ou pas, si une personne risque de nous causer du tort, si une situation risque de nous être pénible. Il y a bien cette notion de jugement qui est parfaitement humaine. Se décentrer, c’est aller plus loin que le réflexe de survie, c’est se déconstruire, sortir de ces catégories prédéfinies, en prendre conscience. Et c’est en allant explorer le monde de l’autre que l’on peut créer un lien de qualité basé sur le respect, et que l’on prépare un terrain d’entente.

La culture qui nous paraît naturelle, nous l’avons tous apprise, incorporée. Elle fait partie de notre être, de nos réflexes. Quand on part en voyage, on est immergé dans un autre environnement et c’est alors qu’on arrive à comprendre ses propres modes de fonctionnement hérités de sa propre culture nationale par exemple. Les goûts et les dégoûts, par exemple, sont aussi culturels.

Dans la quête de décentrage, qu’est-ce qui s’avère le plus dur pour les entreprises ?

Le démarrage ça roule toujours assez bien, les exercices et premiers entretiens se passent en général sans trop de problèmes. Par contre, quand il s’agit d’analyser ces premiers entretiens en petits groupes pilotes et de se centrer sur les besoins du client, ça comment à devenir plus compliqué. À terme, le décentrage provoque souvent un changement organisationnel et culturel, qui aura un impact sur la façon de travailler. Il est d’ailleurs dur pour les personnes concernées d’en saisir la dimension au départ. C’est tout de même quelque chose qui se construit, s’effectue pas à pas. Moi je les accompagne, car je ne peux évidemment pas faire ce travail à leur place, je les aide à comprendre les mécanismes et je les rassure également. Le décentrage est une tâche énorme… L’un des dirigeants d’entreprise avec qui j’ai travaillé s’était d’ailleurs exclamé lors d’une discussion sur le processus de décentrage de sa boîte : « avec les fossés qu’on dans la société, il faudrait former tout le monde » !

Comment se déroule l’exploration interne ?

Le processus dépend de la taille de l’entreprise. Pour les plus grandes, il est plus approprié de passer par un diagnostic culturel qui consiste à mener des entretiens et réaliser des observations ethnographiques également. Cela permet de rendre visible la culture que chaque collaborateur a incorporé a priori. Pour lui, il est naturel de travailler comme il le fait mais il y a pourtant bien une culture de l’entreprise derrière ses actions. Or quand on est dedans, on ne la voit plus. Pour la faire émerger, je fais une trentaine d’entretiens avec les différents métiers, niveaux hiérarchiques et niveaux d’ancienneté et je fais de l’observation plus en direct. Je lis et j’analyse la documentation institutionnelle mise à disposition des salariés, l’organisation de l’espace et des bureaux… Une fois restitué, cela donne lieu au diagnostic de l’entreprise et donne à voir sa culture et le fonctionnement interne qui en découle. Cela permet de voir où l’entreprise en est et de voir ce qui est important pour elle. Connaître sa culture permet de prendre conscience de son héritage et de s’en émanciper. J’entends par là, choisir ce que l’on veut garder et ce que l’on veut voir évoluer. L’exploration interne peut évidemment être combinée avec une exploration du marché et des clients. Lorsqu’une entreprise prend un nouveau tournant stratégique ou réfléchit à sortir un nouveau produit par exemple, il est important de valider cela auprès des utilisateurs mais il est aussi primordial de valider cela au regard de la culture de l’entreprise. Cette nouvelle orientation est-elle en cohérence avec cette culture ? Que risque-t-elle de bouleverser ? Les décideurs sont-ils en accord avec la transformation que cela implique ? En clair, l’exploration interne aide à être plus au clair sur les décisions que l’on prend dans une entreprise et permet aussi de se rappeler ou de réfléchir à qui a fondé l’organisation, quels sont les rôles de chacun, comment ces rôles ont évolué au fil du temps, quels ont été les moments de chaos et comment l’entreprise s’en est sortie, ce que le collectif transmet aux nouveaux collaborateurs… Quand on touche à la culture, on touche au sens que les personnes peuvent trouver dans leur travail.

Et dans une petite entreprise ?

S’ils sont une trentaine par exemple, je fais un diagnostic culturel mais pas forcément aussi poussé que dans une plus grande entreprise, il y a plusieurs degrés possibles. Dans la plupart des cas, ce diagnostic se fait dans le cadre d’un projet spécifique où l’on cherche alors à définir ce qui caractérise l’organisation. Je fais des entretiens avec des personnes faisant partie de la direction mais aussi des entretiens de groupe avec les salariés où les personnes sont invitées à répondre aux questions ‘qui êtes-vous’ et ‘que pensez-vous du projet ?’ Les entretiens de groupe, quand la structure est petite, permettent à chacun de s’exprimer et donc de récolter des éléments sur ce que chacun imagine ou même craint du projet sur lequel ils travaillent. Tout projet vient changer l’organisation et la dynamique d’une entreprise à différents degrés, l’exploration interne d’une petite société permet donc d’identifier là où le projet pose problème et peut bloquer certains salariés. À la suite des entretiens, je fournis mes comptes-rendus aux entreprises, dans lesquels je note ce que je perçois. Potentiellement, je peux aussi organiser des entretiens individuels pour clarifier les points de blocage puis mettre en place des ateliers pour communiquer en groupe sur le positionnement de l’entreprise. Mon rôle est d’écouter, de clarifier et de structurer les informations afin de faciliter le dialogue en interne.

En clair, qu’apporte le décentrage en termes de prospective pour une entreprise ?

Se décentrer permet aux entreprises de donner plus de profondeur à leurs objectifs, de donner plus de sens à leur existence mais aussi de clarifier leurs priorités et donc de planifier leurs futures actions en cohérence avec leur histoire. Travailler sur la culture des entreprises tout en allant explorer les besoins des clients permet d’ouvrir des options quant aux axes qu’elles souhaitent développer. Il y a comme une zone qui s’ouvre dans le processus de décentrage, une zone de création et de négociation possible. « Comment faire pour répondre aux besoins du client en fonction de qui on est ? Est-il cohérent pour nous d’investir des ressources dans telle ou telle solution ? ». Ces questionnements, directement liés aux explorations interne et externe d’une société, permettent de décider ce à quoi elle souhaite répondre avant de passer dans une expérimentation objective, puis de prendre des décisions ou s’ajuster selon les résultats obtenus.

Quel est ton avis personnel sur ces démarches de décentrage ?

Ce que j’aime faire, c’est intervenir à plusieurs. Tout simplement parce qu’on n’a pas tous les mêmes regards et confronter ces différents regards et informations recueillies nous enrichit et enrichit le diagnostic encore davantage. Construire un projet à plusieurs est toujours plus stimulants et permet de faire des recoupages de données vraiment intéressant, même s’ils donnent lieu à de sacrés nœuds au début. Par exemple, j’ai travaillé en groupe il y a quelques mois dans le secteur de la santé mentale. C’était plutôt confus au début puisqu’on avait beaucoup d’infos et qu’elles étaient en contradiction ! Il y avait en fait dans ce secteur (comme dans beaucoup d’autres) toute une part d’imaginaire qu’il a été nécessaire de déchiffrer pour reconstituer l’histoire et comprendre la culture. C’est comme un voyage à l’étranger où l’on rencontre d’autres cultures, qui nous poussent d’ailleurs beaucoup à nous remettre en question. En tant qu’anthropologues, on fait face à beaucoup de filtres… Parfois on se trouve même bloqués ou biaisés par nos propres filtres à nous et c’est pour cela que les projets collectifs sont plus riches.

Pour conclure, que dois-t-on retenir de ton travail ?

Ce que je retiendrais, c’est que le décentrage va forcément impacter l’organisation concernée car questionner et se questionner ne va pas de soi. C’est une compétence rare qui se cultive. Parallèlement, le décentrage aide les entreprises à se positionner en termes de prospective, et la connaissance de l’Autre ouvre des espaces de dialogue et de négociation avec les clients et les partenaires. Il permet de mieux s’ajuster. Cette dynamique basée sur la relation et l’écoute augmente le potentiel d’évolution d’une organisation.

Photo d’illustration : Thomas Drouault

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